Fin d'après-midi. Les couloirs étaient animés entre les étudiants s'attardant après les cours pour discuter encore un peu et ceux rentrant chez eux après une longue journée de cours et de répétitions. Les examens approchaient doucement mais surement et si en spécialité j'avais relativement confiance en mes capacités, la danse me demandait un peu plus de travail. En tout cas, c'était l'idée que je me faisais de mes qualités de danseuse. J'avais tout au long de ma scolarité été plutôt paresseuse, ayant la chance d'avoir des facilités qui me permettaient de faire des études brillantes - bien que moins brillantes que si je m'étais donnée la peine de travailler - mais en arrivant à la NYADA, j'avais pris la bonne résolution de travailler. Vraiment.

Du coup, je ne rechignais pas à venir répéter dans les salles de cours qui étaient ouvertes aux étudiants après les cours. J'étais passée rapidement par les vestiaires pour me changer avant de rejoindre la salle de danse. Le reflet dans le miroir me laissa un moment troublée. J'étais là, à New York et je pensais à Adam alors que d'autres danseurs évoluaient dans le reste de la pièce. Il aurait probablement été fier de me voir là. Je me sentais seule en ce moment, ne connaissant personne et bien que j'eue toujours l'habitude de me faire des amis facilement, cette fois j'avais été un peu plus sauvage. La mort de l'homme que j'aimais m'avait profondément transformée. Mais je me promettais de me remettre en scelle, de renouer contact avec la réalité et de m'ouvrir un peu plus aux autres.

Mes yeux quittaient mon reflet pour observer via le miroir les autres danseurs qui évoluaient pendant que je m'échauffais un long moment. Inutile de se blesser bêtement d'avoir voulu me mettre à danser trop vite. Un petit groupe venait de terminer sa séance de travail et je me retrouvais toute seule dans la salle de danse. Je prenais alors la liberté d'aller brancher mon MP3 pour lancer la musique sur laquelle je travaillais en ce moment. Une profonde inspiration et je pouvais déconnecter mon cerveau et laisser mon corps reprendre sa liberté. Les mouvements avaient été répétés, encore et encore jusqu'à atteindre une certaine perfection - puisque la perfection n'existe pas - et comme on entre en transe, mon corps évoluait librement sur le rythme de la musique.

J'aimais profondément ce sentiment quand après avoir oublié de prendre du plaisir à force de travailler, le bonheur de danser revenait. Elle était là la libération. L'expression des émotions dans sa version physique quand je passais le plus souvent de mon temps à m'exprimer avec ma voix. Il y avait une forme d'abandon dans l'art qui faisait du bien dans un monde où l'on se sent toujours un peu à l'étroit à devoir contrôler son comportement. Et je m'étais perdue si loin dans ce monde magique de la danse que je ne remarquais la présence d'une autre personne qu'au dernier mouvement. Je relevais la tête et découvrais une autre étudiante. Elle semblait un peu plus jeune que moi mais je crois que nous n'étions pas si éloignées en terme d'années d'études.

J'avais perdu quelques années avant de rentrer à la NYADA. J'étais la plupart du temps plus âgée que la moyenne des gens de ma promo mais ça ne me posait pas plus de problème que ça. En tout cas, elle ne devait pas être en spécialité chant car je l'aurais probablement déjà croisée et son visage aurait été plus qu'une vague impression de déjà vu pour moi. Je lui adressais un sourire et n'étant qu'en option, je ne voulais surtout pas empêcher quelqu'un de répéter en m'accaparant tout l'espace.

"Salut... Je me croyais toute seule mais je te laisse la place de répéter sans problème..."

Et repensant à ma bonne résolution de m'ouvrir à nouveau aux autres comme j'en étais capable il y a quelques mois encore, je me décidais à me présenter.

"Je m'appelle Ashley."

Plutôt maladroit et timide comme entame de discussion mais c'était déjà un premier pas.

Je la remerciais pour le compliment au sujet de mon prénom et lui adressais un sourire amical. C'est vrai qu'on pouvait se partager facilement la salle de danse mais je préférais m'assurer que je ne dérangeais pas. Elle aurait pu avoir tout un numéro à répéter et elle aurait pu avoir besoin de tout l'espace mais la question ne se posait pas. Je retournais vers mon iPod et relançais la musique une nouvelle fois. Cette fois, face à la glace, je prenais le temps de travailler certains passages qui me posaient un peu plus de difficulté ou que je ne trouvais pas parfait. Mon caractère de perfectionniste pouvait être un atout mais je pouvais également faire une fixette que un mouvement pendant des jours sans jamais atteindre mon but. Je me mettais peut être un peu trop la pression mais tant que ça restait un moyen de motiver, c'était plutôt positif.

Je reprenais encore et encore le même mouvement. Mes muscles endoloris réchauffés par les étirements et la pratique se faisaient enfin oublier mais je savais que les courbatures seraient sans doute de retour dès ce soir ou demain. Mon corps s'était fait au rythme des cours mais pas encore à celui des examens. Je m'encourageais à l'idée des vacances qui arriveraient bien plus vite que je ne me l'imaginais et a la fin de la musique, le programme de mise en boucle relançait la même musique. Autant dire qu'à la fin de la journée, je la connaissais par coeur. Au moins la mélodie était belle et j'aimais beaucoup ce morceau, c'était l'avantage.

Au bout de quelques minutes alors qu'April semblait terminer son échauffement, j'allais chercher ma bouteille d'eau dans mon sac pour en avaler quelques gorgées. Assise sur l'un des bancs installés le long du mur, j'observais April sans pour autant avoir l'air de la scruter ou quoique ce soit.

"Tu es en spécialité danse ?"

ça se remarquait dans sa façon de bouger. J'étais loin d'avoir la même aisance mais c'était normal, mon truc à moi, c'était le chant. Les cours de danse me permettaient de compléter ma formation et de faire un peu autre chose.

"Tu es à la NYADA depuis longtemps ?"

Tout en la questionnant, je m'assurais d'un regard que je ne l'embêtais pas à lui parler. D'ailleurs, je la laissais danser après mes deux questions, me remettant à travailler à nouveau mes mouvements. Le temps semblait toujours passer plus vite quand je m’adonnais à l'une ou l'autre de mes passions. Mais mon corps, fatigué, lui, allait me rappeler à l'ordre. Au bout d'un moment, lors d'un tour sur moi même - et j'ignore encore comment je m'étais débrouillée - mes pieds s'emmêlaient et je tombais sur le parquet.

"Aouch". Ma cheville avait pris un coup. Pas de casse, je pouvais la bouger mais probablement un faux mouvement qui sur le moment me faisait grimacer de douleur. Tomber nous arrivait à tous, c'était plus ou moins violent mais c'était toujours gênant de se retrouver les fesses par terre.

"Fallait bien que ça arrive à un moment où à un autre..."

Je ronchonnais déjà après ma maladresse tout en massant ma cheville qui me faisait déjà moins mal. Plus de peur que de mal.